Ce livre (Prix Femina 1998) rapporte les confidences du peintre Tian Yi faites à l’auteur en 1979. On plonge dans l’histoire de la Chine à travers le regard et la vie du conteur, de 1930 à 1966 environ. Est-ce un roman ? une autobiographie en filigrane ? une reconstruction d’un ensemble de souvenirs minuscules et collectifs ? L’écriture de François Cheng nous conduit au cœur du quotidien du peuple chinois, des êtres bousculés, malmenés autant par les émotions que par les guerres et les révolutions qui n’épargnent personne. Tous les contraires s’y opposent : le trivial et le poète, les idéaux nouveaux et la tradition, la famille et la solitude, la vastitude du territoire et la réclusion dans les camps de « rééducation », l’amour et la haine, l’espoir et le désir d’en finir,…
Profondeur des sentiments, questionnements, acuité des perceptions, courage, faiblesse : l’être est complexe et animé de forces contradictoires vers un chemin indéfini. L’écriture de François Cheng, bien que riche en images et situations, est d’un abord aisé, fluide, où sont exprimées et transmises avec précision les sensations visuelles, olfactives, sensuelles, émotionnelles. Une écriture parfois poétique mais surtout lucide et sans détour pour décrire l’univers sombre, cruel, implacable, dérisoire, violent et « sans issue » dans lequel évoluent Tian Yi et ses deux amis. L’amour et l’amitié constituent le fil ténu qui guide ces trois êtres et les fait s’accrocher à la vie.
Ils vont affronter la faim, la soif, le froid, la torture, les menaces et manipulations diverses, la solitude, le désespoir, la souffrance physique et morale, la trahison, la violence, la saleté, la mort, la pourriture, les abus de toutes sortes. Et pourtant, seront aussi présents la beauté, la douceur, la grâce, la délicatesse, l’engagement, l’inspiration du peintre et celle du poète, les liens invisibles, la vision cosmique.
Tout au long des 450 pages, j’ai pu voir au travers du regard de l’auteur la Chine dans ses profondeurs et ses diversités, ses bouleversements et ses contradictions.
Et une fois encore, tout comme à la lecture d’un autre livre de François Cheng « Vide et Plein, le langage pictural chinois » je n’ai pas eu accès à l’essence de l’esprit qui anime la culture chinoise. Certains passages plus poétiques, plus mystiques me sont restés hermétiques. J’ai compris les mots mais pas la substance qu’il y a derrière les notions de « souffle », de « vide médian ». Je lis les mots, j’essaie d’imaginer ce que cela peut signifier mais au niveau du cortex frontal, je sens un mur, un obstacle à pénétrer cette cosmogonie, cette vision particulière du monde, des relations à la nature, de l’énergie vitale qui fonde la culture chinoise.
Je mesure ce que ma propre culture occidentale peut générer comme limites avec ses concepts basés sur le matérialisme, la logique cartésienne, la philosophie nourrie à la fois du monde grec et du judéo-christianisme. Aucune suprématie d’une culture sur une autre, mais à coup sûr, une sorte de complémentarité.
Tian Yi s’est rendu en France et a voulu s’inspirer de l’art pictural occidental, aussi bien celui des impressionnistes, que de Rubens, de Van Gogh, de Masaccio. Compléter sa pratique de l’art traditionnel chinois des techniques de l’art occidental. Et ainsi trouver sa voix dans sa propre expression picturale.
Est-ce que l’art, la poésie, ou bien les arts martiaux, le Qi Gong ou le Tai chi chuan pourraient être des clefs pour nous aider à nous ouvrir à cette perception particulière du monde et de la vie? La culture chinoise ne favorise pas plus la sagesse, l’humanité et l’équilibre que toute autre culture. Elle propose d’autres perspectives et des connaissances millénaires qui déjà nous séduisent comme l’acupuncture, la médecine, la diététique, les cinq éléments, la calligraphie, la spiritualité …
Quelques extraits : « Nous avons vécu envers et contre tout, nous vivrons, si la vie le permet. Nous sommes dépouillés de tout, une seule chose nous appartient encore, qu’aucune force extérieure, aucune répression tyrannique ne peut nous ôter : ce que tu appelles l’amour, ce que moi je nomme la sympathie, car cela vient de nous et ne dépend que de nous. Tu as vécu un terrible drame : la perte de deux êtres très chers. Les as-tu vraiment perdus ? Pour moi, les êtres qui ont été dignes de susciter un authentique amour et qui sont désormais vivifiés par lui ne disparaîtront pas, ne seront jamais absents. Tu dis que tu as perdu toute raison de vivre. Que dis-tu là ? Le survivant doit plus que tout autre vivre. Ta mère n’est plus. N’est-elle plus rien pour toi ? Tout ce qu’elle a subi, tout ce qu’elle a accompli avec tant de patience et d’affection, était-ce pour que tu ne vives plus ?… »
« Oui, l’idée de la mutation et de la transformation est essentielle dans la pensée chinoise… Rien de la vraie vie ne se perd et ce qui ne se perd pas débouche sur un futur aussi continu qu’inconnu. »